Le droit au logement est un terme qui a le vent en poupe depuis plusieurs années. Cela se comprend aisément, notamment dans une ville comme Bruxelles, qui a vu ses loyers augmenter de plus de 25 % hors inflation en quinze ans, le prix de vente de ses maisons doubler sur les 20 dernières années, et l’accès au logement social stagner. Il s’agit également d’une ville dans laquelle résident des milliers de ménages « pauvres », c’est-à-dire des personnes qui sur le marché de l’emploi occupent des postes mal payés ou travaillent sans contrat et sans protection sociale, et pour lesquelles la concurrence entre les acteurs est forte, mais aussi des personnes qui en sont exclues. Cette concurrence sur le marché de l’emploi se retrouve sur le marché du logement, créant des situations qui semblent aberrantes. Par exemple, l’observatoire des loyers avait démontré que certains logements de mauvaise qualité coûtaient plus cher que des logements plus spacieux et de meilleure qualité1. Cela ne semble avoir aucun sens, et pourtant sur un marché privé dérégulé qui discrimine les personnes pauvres et originaires de l’immigration, cela devient tout simplement structurant. Ainsi donc, tandis qu’à Bruxelles un tiers des ménages a sans doute droit à un logement social, seuls 7 % sont logés dans ce parc tant convoité. Pour le reste, les 53 % de ménages locataires, c’est le marché privé, ses prix et ses règles qui font la loi.
Notre proposition vise à changer un rapport inscrit depuis sa création dans la constitution belge : les droits de la propriété privée sont supérieurs au droit au logement. C’est « simplement » ce rapport de force / ces priorités qu’il s’agit d’inverser.
Le contexte de la crise du Covid-19, l’obligation à se confiner qui a été formulée sans regard pour les situations résidentielles atroces vécues par des centaines de milliers de personnes en Belgique, a fini par mettre la question du droit au logement à l’agenda médiatique. Les crises agissent comme une loupe et grossissent les problématiques pré-existantes. Elles portent en elles le risque de nous voir perdre des droits déjà peu respectés (comme ce fut le cas après 2008), mais elles peuvent également être l’occasion de promouvoir et de renforcer nos droits collectifs, de rendre visibles et de donner de l’ampleur à des luttes existantes, vers un changement structurel.
Les réponses qui visent à promouvoir la construction de logements sociaux de qualité sont indispensables. Par ailleurs, elles peuvent être complétées par d’autres mesures que nous présentons ici et qui visent à socialiser progressivement le parc de logements et à rendre l’investissement immobilier moins attractif. Rendre la perception de loyers moins intéressante et faire du logement un bien collectif qui permette de loger chacun.e de nous dans des conditions dignes sont deux faces d’une même médaille. Notre proposition tient en quatre temps, cinq en tenant compte du contexte de crise économique dans lequel nous sommes entrés.
0- Interdire les expulsions
Dès maintenant et pour toujours, il s’agit d’interdire les expulsions de locataires et de propriétaires qui remboursent auprès d’une banque le logement qu’ils occupent. Des milliers de ménages sont aujourd’hui en défaut total ou partiel de paiement de leur loyer, certains ont même entamé une grève. Quoi qu’il en soit, il faut absolument mettre un terme à la possibilité d’expulser des personnes de leur logement principal. Rappelons que les expulsions créent le sans-abrisme. Il est inacceptable que persiste ce droit à priver les gens de leur seul logement.
Interdire les expulsions ne signifie pas qu’il ne sera plus jamais possible de rénover un logement, ou d’y installer sa grand-mère. Il s’agit de ne plus autoriser que le non paiement des loyers ou des crédits hypothécaires des propriétaires-occupants, ou l’attitude d’un.e locataire, puisse mener à ce qu’il ou elle perde son logement et se retrouve à la rue.
Cette mesure ne pose aucun problème si la suite de nos propositions est mise en œuvre.
1- Annulation des loyers non perçus pendant les mois de crises économiques : sortir d’une crise économique avec des ménages (encore plus) endettés n’est pas une victoire.
L’annulation des loyers, nous la demandons pour tou.te.s les locataires, parce que c’est la seule façon d’inclure les personnes sans papiers ou sans revenu déclaré. Certes, cela bénéficiera à des « locataires riches », mais l’idée est surtout d’éviter qu’encore une fois les locataires pauvres en soient exclus faute de pouvoir faire la demande, prouver leur situation, comprendre le français ou le néerlandais, etc. Nous demandons une annulation et pas un report de paiement, pour ne pas endetter encore ceux et celles qui ont déjà le moins. Transformer les loyers impayables en dette ne saurait être une « victoire »! Cela signifierait que c’est aux ménages (pauvres) de payer les pots cassés d’une crise qu’ils n’ont pas provoqué, les mettant dans une situation de redevance à un propriétaire sur le long terme sans pour autant que leur accès au logement soit assuré. Imaginez un locataire, expulsé ou sur le départ vers un logement moins cher, qui serait encore redevable des loyers au propriétaire du logement qu’il habitait ! Ça n’a aucun sens. Nous estimons que cette forme de dette serait illégitime et devrait de ce fait être illégale.
Pour les grands propriétaires, cette perte ne menace pas leur existence. L’investissement immobilier n’a pas à être garanti par les lois et les finances de l’État. Pour les propriétaires bailleurs pauvres, nous proposons des mesures d’aides qui reposent sur le renversement de la charge de la preuve.
2- Renversement de la charge de la preuve vs allocation logement
Le principe est simple : ce n’est pas au locataire à demander d’être aidé pour payer son loyer, c’est au propriétaire à prouver qu’il a besoin de cet argent.
Ainsi, que les loyers soient annulés ou non, il s’agira de ne pas réaliser de transfert insensé d’argent public vers le privé.
Ce que l’allocation logement réalise, c’est une rémunération de la propriété privée quelle que soit la situation du propriétaire et quel que soit l’état du bien. Il n’est pas acceptable que l’argent public, les impôts (qui en Belgique, paradis fiscal bien connu, sont essentiellement prélevés sur les salaires), servent à maintenir les rendements et le niveau de vie de propriétaires très riches. Et il n’est pas non plus acceptable que des bailleurs louant des logements insalubres se voient aidés par l’État.
Soutenir les locataires pauvres en leur versant de l’argent pour qu’ils et elles le donnent ensuite à leur propriétaire, c’est soutenir un système dans lequel on met sous pression les finances publiques pour assurer le maintien de la propriété de personnes (ou d’entreprises) qui n’en ont pas besoin pour leur usage personnel. Et, in fine, maintenir le système bancaire qui tire profit des crédits et des transactions immobilières sans perdre un centime.
Par ailleurs, il s’agit de sortir de la spirale dans laquelle sont plongées les personnes appauvries : elles en sont rendues à mendier, à faire profil bas et à montrer patte blanche pour percevoir des « aides », à accepter n’importe quelles conditions de travail, parce qu’elles sont « en difficulté ». Or, la structuration socio-économique, la hiérarchisation des fonctions, la dévaluation de certains métiers et le chômage ne sont pas des responsabilités individuelles, mais sociétales. Demander aux personnes précaires de faire des courbettes et de remplir des formulaires compliqués pour recevoir de l’argent qu’ils devront donner à un propriétaire-bailleur qui lui le capitalise est humiliant et scandaleux. Dans une société où les droits humains seraient respectés, cela devrait être illégal.
Le fond servant à soutenir les propriétaires pauvres, qui ne peuvent survivre sans le loyer qu’ils perçoivent, pourrait être financé par une taxe sur la multipropriété2.
Rappelons qu’aujourd’hui, les loyers ne font pas l’objet d’une fiscalité proportionnée à la valeur réelle des biens : une taxation est prélevé sur une valeur théorique, celle du revenu cadastrale, et non pas sur les loyers perçus. Pour se permettre de taxer les revenus locatifs et éviter que cela se reporte sur les locataires, il faut un contrôle des loyers.
3- Un contrôle et une baisse des loyers
Pour permettre la perception d’un impôt sur les revenus des loyers (qui pourrait servir à l’investissement des pouvoirs publics dans le logement), pour permettre de différencier les propriétaires-bailleurs en fonction de l’importance de leur « portefeuille immobilier », mais également pour éviter que l’argent distribué par l’État ne soit « absorbé par le marché » et qu’il serve à renforcer les grands propriétaires, il faut contrôler le montant des loyers.
Ce contrôle des loyers implique de connaître leur valeur réelle, et de s’assurer que cette valeur soit maintenue dans une fourchette de prix fixée non pas par le marché, mais par la réalité socio-économique des habitant.e.s. Compte tenu du fait qu’aujourd’hui même, les ménages pauvres en viennent à consacrer plus de 60 % de leurs revenus à leur logement, les amenant à un « reste à vivre » de quelques 300-400 euros par mois pour des ménages de 4 personnes (sources), il est impératif de commencer par baisser les loyers actuels. À titre de comparaison, à Berlin, où un gel des loyers à récemment été imposé, les ménages dépensaient 45% de leurs revenus pour le loyer, soit moins qu’à Bruxelles ! Outre que l’intérêt de la majorité des bruxellois est une baisse des loyers, si la collectivité doit compenser la différence entre le loyer négocié dans le contrat de bail et ce que le locataire peut payer sans vivre dans la précarité, il devient collectivement intéressant que ces valeurs baissent.
Sur les 15 dernières années, les loyers ont augmenté de plus de 25 %. Or, il ne semble pas que les valeurs cadastrales aient augmenté de la sorte, comme les valeurs cadastrales augmentent essentiellement à l’occasion des divisions et des rénovation, on peut poser l’hypothèse que le parc immobilier n’a pas connu une grande amélioration qui justifierait une telle augmentation des loyers. Hypothèse corroborée par les observations sur le terrain des associations actives Les logements coûtent simplement plus cher, c’est tout, cela s’appelle la spéculation. Nous pourrions, par exemple, imposer de revenir à une valeur antérieure.
Ceci aura des conséquences importantes pour certaines personnes qui ont investi dans un logement non pas uniquement pour y vivre, mais pour bénéficier d’un complément financier sous forme de loyer(s).
Avec un marché privé, des salaires faibles, une protection sociale qui se réduit (notamment celle des petits indépendants et des personnes en temps partiel ou CDD), et des petites pensions, on arrive à un système dans lequel des gens pas très riches exploitent sur le marché locatif des gens encore moins riches. Ce faisant, ces propriétaires pensent que leur intérêt est le même que celui des très gros propriétaires, des gens vraiment riches. Ce n’est pas la cas. En réalité, dépendre des loyers perçus rend les petits propriétaires bailleurs très vulnérables aux fluctuations du contexte économique, puisqu’ils dépendent directement du travail des locataires et donc d’un marché de l’emploi qui leur échappe – qui nous échappe.
Pour sortir de cette impasse, il nous faut substituer la solidarité à la propriété. Et donc socialiser un maximum du parc immobilier.
Voici une idée (parmi d’autres- CLT, etc).
4- Socialiser le parc, sécuriser l’accès au logement et accepter une dévaluation des valeurs foncières.
Nous avons jusqu’ici : annulé quelques mois de loyers, baissé les loyers, empêché les gros propriétaires de bénéficier d’aides publiques. De ce fait, de nombreuses personnes et entreprises seront tentées de vendre leurs investissements immobiliers, parce qu’ils ne rapporteront pas assez et/ou parce qu’ils ne seront plus en mesure de rembourser leur dette.
Ce faisant, l’offre sur le marché fera baisser le prix de l’immobilier, et c’est précisément ce qu’attendent d’autres types d’investisseurs pour racheter massivement des logements et du foncier à bas prix. Ces investisseurs mettront alors en place diverses stratégies pour tirer un maximum de bénéfices de ces achats (rénover pour augmenter le loyer, ou au contraire ne réaliser aucuns travaux quitte à laisser les locataires vivre dans des espaces insalubres et bénéficier néanmoins de leurs loyers). Pour éviter que ces investisseurs rachètent massivement ces logements et concentrent la propriété et donc le contrôle sur le logement, il nous faut socialiser ce parc, c’est-à-dire le racheter à bas prix ou le confisquer directement.
Ces rachats pourraient prendre des formes très variées.
* Si un immeuble de rapport est mis en vente, il pourrait simplement être racheté par une société de logement public. Ou par une coopérative.
* Si une personne est propriétaire d’une maison dans laquelle se trouve son logement ainsi qu’un (ou deux) appartements loués, la totalité de l’immeuble pourrait devenir la propriété d’une coopérative locale. La personne pourrait rester habiter chez elle, et devenir coopératrice à hauteur de la valeur déjà remboursée à la banque, d’autres personnes pourraient devenir coopératrices sous forme de parts ou de bons (type bons d’État). Au sein de la coopérative, les ménages pourraient déménager en fonction de l’évolution de leurs besoins. Notre proposition est balbutiante, mais les outils juridiques existent pour sa mise en œuvre et de telles coopératives sont expérimentées depuis de nombreuses années dans d’autres villes, comme Genève3.
Quelles que soient les solutions techniques mises en œuvre, il s’agirait de viser la socialisation du logement, c’est-à-dire de tendre vers une situation dans laquelle les logements n’appartiendraient ni à un propriétaire public, ni à un propriétaire privé, mais à la collectivité qui les habitent. À l’échelle d’un quartier, d’une commune, d’une ville.
Dans tous les cas, il s’agirait de s’assurer que le foncier demeure public, par exemple sous la forme du community land trust ou sous une autre, mais il s’agit d’éviter le développement de coopératives spéculatives.
Ces rachats se révéleront d’autant plus nécessaires qu’une partie des propriétaires en accession se retrouvera confrontée à une situation similaire à celle vécue après 2008 en Grèce et en Espagne notamment : celle de devoir rembourser plus que ce que ne vaut le logement, puisque le logement aura perdu de la valeur, mais le montant du crédit à rembourser n’aura, lui, pas diminué.
En somme, il s’agira d’agrandir petit à petit le parc public/collectif, pour permettre un meilleur accès au logement et sécuriser le logement, sans devoir nécessairement devenir propriétaire soi-même.
L’augmentation du parc « public » permettra également un meilleur contrôle sur la spéculation immobilière et rendra le foncier moins attractif pour les investisseurs. De plus, bien gérer le parc public peut ne pas coûter d’argent, cela peut même en rapporter.
En dotant la majorité des ménages de loyers sociaux, calculés sur base de leur revenus et tenant compte de leurs moyens, la qualité de vie sera améliorée d’autant.
Finalement, le marché privé exclut purement et simplement du logement des milliers de personnes aujourd’hui. Sans logements sociaux, nous ne sommes pas en mesure de leur permettre de vivre avec un toit sur leur tête.
Le sans-abrisme, le mal logement, la concurrence de tous contre tous, la peur de perdre son toit, l’exploitation : tous ces maux sont le produit d’un marché privé et dérégulé dans un pays qui a fait de la propriété privée un droit absolu.
Cette situation n’est pas un fait naturel, c’est une création sociale, et comme toutes les créations sociales, nous pouvons en imaginer et mettre en place de nouvelles.
1Observatoire des loyers à Bruxelles, 2015
2Beaucoup de solutions existent et peuvent être mise en œuvre. Le RBDH a notamment proposé Brugal http://www.rbdh-bbrow.be/spip.php?article1861
3http://www.rbdh-bbrow.be/spip.php?article1770